54.

Prison de La Hoc Noh, juillet 1971

Le corps squelettique et torturé du capitaine David Hudson s’abattit en avant. Sa carcasse fragile menaçait de voler en éclats, de tomber d’épuisement – de s’éteindre, enfin. Une voix dans sa tête lui hurlait de renoncer à ce combat inutile.

Ce qu’il restait de son corps était au supplice, en proie à une douleur extrême qu’il n’aurait pu imaginer avant les onze mois qu’il venait de passer dans ce camp de prisonniers nord-vietnamien. Il s’évertuait en vain à s’échapper, au moins mentalement. Il brûlait de se trouver hors de cette étouffante cahute en bambous, de retour dans une époque sécurisante de son passé, lorsqu’il était enfant, au Kansas.

Hudson avait été formé pour résister aux interrogatoires et au lavage de cerveau. Le programme de Fort Bragg, en Caroline du Nord, s’intitulait Sisyphe.

Cela lui revenait à la mémoire, maintenant. Sisyphe l’avait préparé à subir des interrogatoires de l’ennemi – c’est en tout cas ce que les officiers instructeurs lui avaient dit.

Vous devez transposer votre esprit dans un tout autre endroit.

Un principe qui lui avait alors semblé d’une simplicité si séduisante et si froidement logique. À présent, il le jugeait absurde et tant son ineptie que son arrogance, typiquement américaine, le faisaient enrager. Sisyphe s’était révélé une supercherie de plus mise au point par l’armée américaine…

Le Lézard – le commandant de La Hoc Noh – leva une pierre blanche.

Pour faire échec à une pierre noire de David Hudson.

Clac ! La pièce émit un son vif en heurtant le plateau de teck.

Les gardiens de la prison nord-vietnamienne, tous vêtus de pyjamas noirs boueux, avalaient à grands traits de l’alcool de riz fait maison, qu’ils buvaient à même le goulot de bouteilles vertes à long col. La différence flagrante de niveau entre les deux joueurs les faisait ricaner bruyamment.

Le commandant du camp se montrait rapide et parfaitement sûr de ses coups.

Suivant les règles du jeu de Go, la partie aurait dû se jouer avec un okigo, c’est-à-dire un handicap. Aurait dû… Mais le respect rigoureux des règles était un concept vide de sens ici, à La Hoc Noh : dans cet endroit dépassant l’entendement, la décence et la logique n’avaient pas droit de cité.

— Toi jouer ! hurla le Lézard. Toi jouer maintenant !

Les gardiens manifestaient eux aussi de l’impatience, râlant et protestant pour que le jeu s’accélérât.

Clac !

David Hudson déplaça une pièce sur le plateau, tout en gratifiant le Lézard d’un sourire en coin, comme s’il venait soudain de faire basculer la partie à son avantage.

— Toi jouer ! lança-t-il sèchement.

Le Lézard fut momentanément déstabilisé.

Puis il partit d’un rire strident, semblable aux trilles d’un oiseau.

Ses soldats riaient également, maintenant, à gorge déployée. Ils se rapprochèrent des deux joueurs, au moment où le commandant jouait un coup étonnamment prudent.

La déception s’inscrivit sur les visages des gardiens. L’incertitude faisait sa première apparition.

— Toi ! beugla le Lézard. Jouer vite ! Toi jouer to di suite !

— Va te faire foutre, connard… Tiens, regarde plutôt ça.

Un sourire froid passa sur les lèvres couvertes de cloques de l’officier américain, tandis qu’il déplaçait une nouvelle pièce.

— Toi jouer ! murmura-t-il d’une voix à peine audible. Toi aussi jouer vite.

Le Lézard plissa les yeux et examina attentivement la surface réfléchissante du plateau de teck. Puis il étudia les yeux injectés de sang du capitaine Hudson avant de baisser de nouveau le regard sur les pièces.

Les gardiens se serrèrent encore plus près des deux joueurs.

Le jeu prenait enfin tournure, devenait même franchement intéressant. Une vraie partie venait de débuter.

Les soldats se mirent à chuchoter entre eux. Ils ressemblaient à ces parieurs professionnels, ces individus paumés et peu recommandables qui se pressent dans les salles de jeu de fantan à Saigon.

La partie évoluait de manière curieuse et captivante, à présent. Même le commandant du camp était déconcerté, troublé par les coups atypiques joués par l’Américain.

Pour la première fois, l’un des gardiens proposa de parier sur Hudson. Son chef lui lança un regard noir.

Alors, en douceur, de la même manière qu’il aurait effectué un geste des plus ordinaires – comme allumer une cigarette –, le capitaine Hudson se pencha et s’empara d’un revolver dans le holster d’un des soldats vietnamiens.

Le même imperceptible sourire un peu fou glissa sur ses lèvres boursouflées.

— Enfoiré. Pauvre con.

Le revolver tonna dans la minuscule pièce en bambous, à la façon d’un canon de campagne. Un nuage de fumée blanche nimba la table de jeu.

La tête du Lézard partit en arrière, son couvre-chef fusa à travers la hutte enfumée.

Un trou sombre apparut sur le front de l’officier vietnamien. Sa mâchoire inférieure s’affaissa, dévoilant d’affreuses dents jaunes et cassées. Une langue blanche et couverte d’écume jaillit.

David Hudson tira une deuxième fois.

Puis une troisième fois.

Il se sentait comme un enfant épuisé, affolé et désorienté, jouant avec un pistolet en plastique. Pan ! Pan ! Pan !

Il braqua le canon du revolver entre les deux yeux interdits du gardien qui lui avait malgré lui fourni son arme. Le visage de l’homme fut réduit en bouillie. Son crâne, chair et os, éclata.

Il tua un autre gardien d’une balle dans la gorge.

Les deux derniers soldats nord-vietnamiens encore en vie avaient lâché leurs bouteilles d’alcool et s’escrimaient pour sortir leurs armes de leurs étuis.

Deux nouveaux coups de feu mirent fin à cette pathétique agitation. La hutte nauséabonde et étouffante s’était transformée en un sanglant abattoir.

Hudson sortit du poste de commandement en courant. Il boitait bas, s’activant sur des jambes qui lui paraissaient étrangères.

Tout ce qu’il voyait avait l’air de sortir d’un rêve improbable et flou. Où qu’il regardât, il posait les yeux sur une irréalité impitoyable. Un soleil de fin d’après-midi dardait des rayons orange et rouge vif au-dessus du mur de jungle verte. Poussant des cris stridents, des singes détalaient en tous sens, déterminés à fuir l’endroit où les détonations avaient retenti. Des insectes vrombissaient entre les arbres.

David Hudson traversa la cour de la prison en titubant. Il s’élança dans la jungle dense qui menaçait sans cesse d’avaler le camp et dissuadait naturellement les prisonniers de toute tentative de fuite. Hudson s’y précipita. Il n’avait pas d’autre choix. Il n’avait nulle part où aller.

Il était déjà hors d’haleine, se heurtant lourdement aux arbres, trébuchant sur des broussailles touffues et enchevêtrées. Il courait sans s’arrêter, sans un regard en arrière, plus vite qu’il ne l’aurait cru possible.

Il fut pris de vertiges violents. Des couleurs vives défilèrent en tourbillonnant devant ses yeux. Des éclairs grelottants.

Il continua de courir, avançant en zigzaguant, vomissant de la bile comme s’il s’agissait de ses propres gaz d’échappement. À mesure que la végétation s’épaississait, la piste s’assombrissait.

Il courut sur un kilomètre, un kilomètre et demi ; comment savoir ? Il avait à présent perdu toute notion du temps et de l’espace.

Une pensée glaçante s’empara soudain de lui. Ils ne lui donnaient même pas la chasse… Ils ne prenaient même pas la peine de se lancer à sa poursuite.

Hudson continua de courir. Tombant, se relevant, tombant, se relevant, tombant, se relevant.

L’obscurité fut alors si pleine qu’il n’y avait plus rien dans ce monde. Hudson continua de courir. Tombant, se relevant. Tombant, se relevant. Tombant, tombant, tombant…

Une chanson des Doors tournait en boucle dans sa tête. Horse Latitudes… Puis plus rien…

Hudson se réveilla en sursaut. Il voulut pousser un cri, qui ne sortit jamais de sa gorge sèche et nouée.

Des herbes hautes étaient collées sur un côté de son visage. Des larmes collantes s’étaient formées dans ses yeux mi-clos.

De grosses mouches noires s’étaient posées sur ses lèvres et ses narines. D’autres, par centaines, s’étaient agglutinées sur tout son corps.

Il faillit s’esclaffer. Tout cela correspondait tellement à la vision qu’il avait toujours eue de cette comédie abjecte qu’on appelle la vie : parfaitement injuste et ne rimant à rien, en fin de compte – ne rimant à rien, dès le départ et tout du long.

David Hudson resombra dans les ténèbres implacables, bercé par la voix de Jim Morrison.

Il se réveilla de nouveau. Perdu. Anormalement alerte.

Il lui fallait à présent rassembler ses maigres forces, faire appel à chaque once d’énergie restante. Il était toujours assailli par des vagues d’images nébuleuses et déformées, des spirales de pensées décousues, de mots obscurs, des formes imaginaires et cauchemardesques. Il lui semblait vivre une expérience psychédélique. Comme s’il avait fumé les sticks thaïs les plus forts, l’héroïne la plus pure…

Tout cela était si épouvantable, si abominablement épouvantable – trop épouvantable pour que quiconque pût l’endurer beaucoup plus longtemps.

Hudson se mit à hurler.

Alors, les gardiens du camp de prisonniers apparurent.

Soudainement.

Des mains prestes le touchaient à tâtons, le palpaient, le pétrissaient de haut en bas, de bas en haut…

Des mains chaudes l’examinaient, ne cessaient de le palper. Partout. Le sang grondait dans les oreilles de Hudson. D’odieuses sangsues grouillaient sur tout son corps. Il sentait leurs morsures cuisantes.

Des mains robustes le soulevaient.

Puis des chuchotements, presque un chœur chanté. Mais pas de mots intelligibles.

« Laissez-moi ! Laissez-moi, je vous en supplie ! »

Une grande créature couleur jais, un énorme oiseau battant des ailes, s’agrippa à son visage. Il avait l’odeur du caoutchouc en combustion – non, pire que cela encore. Le volatile se mit à ramper sut sa face.

« Fous le camp ! Fous le camp ! Fous le camp, s’il te plaît ! »

Un faisceau de lumière fusa soudain. Une lueur éclatante, qui éclaira le tunnel sombre et profond de sa terreur.

Un cri pointa, qui paraissait très éloigné… Non ! C’était son cri à lui.

Penchés sur lui, des militaires le dévisageaient… Les nôtres.

Des soldats de chez nous !

Vendredi Noir
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